
Il me semble que cette question, mise dans la bouche d’un enfant, est née dans l’esprit d’un père qui s’est fait congédier du nid familial et qui, réduit au rôle de guichet automatique, se demande : « En tant que père, n’aurais-je pas une autre utilité? Je suis papa, en quoi suis-je utile à mes enfants? » Cette exclusion ressentie par le père lui donne automatiquement le goût de se faire désirer. Rejeté par sa conjointe, a-t-il encore une chance de se faire aimer de ses enfants? « Ma fille, mon garçon, m’aimez-vous encore? Comment puis-je vous être utile? » Et pour simplifier les choses, parce que, par les temps qui courent, les garçons semblent plus déstabilisés que les filles après le congédiement de leur père : « Mon garçon, as-tu quelque amour pour ton père? » Voilà la première question.
Dans un monde utilitariste, le statut du père ne suffit pas ; pour être aimé, il faut être utile. D’où la question de l’enfant : « Papa, à quoi sers-tu? » Amenée dans ce contexte, c’est comme si l’enfant disait : « Je veux bien t’aimer papa, mais mon amour n’est pas gratuit ; il faut que tu me sois utile à quelque chose. » C’est le monde à l’envers dirait mon grand-père. Alors que les fils ont toujours eu à faire leurs preuves pour se gagner l’amour de leur père, c’est maintenant le père qui doit se mériter l’amour du fils. De plus, cette approche mercantile caractéristique de notre société me gène parce qu’elle suscite en moi la question complémentaire : « À quoi sert-il de mettre des enfants au monde? »
La thèse romantique développée dans ce livre cherche à démontrer que le bon père est un père qui sait se faire aimer. C’est un père qui cherche à devenir copain avec son fils ; un père si blessé du rejet de ce qu’il représente, qu’il est prêt à se mettre dans une situation d’égalité avec son fils pour aller apprendre en même temps que lui à faire du canot-camping. Un père est-il l’égal de son fils? Est-ce que c’est au père de s’efforcer à se mettre au niveau de son fils pour gagner son amour ou n’est-ce pas plutôt au fils de s’efforcer de s’élever au niveau de son père pour gagner son affection? Qui doit gagner l’amour de qui? Et qu’est-ce que c’est que ce pays si malade d’amour qu’il rend les pères coupables de l’absence d’amour de leur progéniture pour eux! J’ai plutôt le goût d’inverser la question : « Mon fils, à quoi me sers-tu? »
Nous avions jadis une cellule familiale solide où on ne se demandait pas si papa nous aime. Papa se levait à cinq heure du matin. Il travaillait jusqu’au soir pour gagner l’argent sans lequel sa famille ne pouvait pas survivre. L’amour du père, c’était la survie de sa famille. Cette seule survie commandait le respect des enfants. Le plus souvent d’ailleurs les enfants étaient utiles à leurs parents. Dès leur plus jeune âge, ils s’impliquaient dans les travaux de la ferme. D’un côté comme de l’autre, le père était utile à ses fils, et les fils utiles à leur père, dans l’entreprise familiale qui consistait à se mettre mutuellement au service de l’autre. L’autorité paternelle était reconnue comme une force positive apportant la sécurité et l’harmonie. Mais aujourd’hui, la femme et les enfants survivent quoi qu’il advienne. S’ils n’y arrivent pas, l’État s’en charge. Le rôle traditionnel du père a été absorbé par l’État duquel nous sommes tous devenus les enfants. Autrefois, le père avait droit au respect de ses enfants ; aujourd’hui, il aura leur amour s’il est gentil. Autrefois les enfants étaient utiles au père qui en tirait toute sa fierté, aujourd’hui, à quoi ses enfants peuvent-ils bien lui servir? Le plus souvent, ils suivent des chemins diamétralement opposés à leur père qu’ils s’efforcent de nier par tous les moyens possibles : ils feront un métier différent, ils adhéreront à des valeurs toutes autres, il iront même jusqu'à éprouver une certaine honte à donner leur nom de famille lorsqu’on leur demandera de s’identifier. Tout comme leur mère féministe, comme s’ils voulaient être nés d’eux-mêmes, ils refuseront avec entêtement de s’identifier à leur père.
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Papa, à quoi sers-tu?
(Réflexion à la suite de la lecture du livre de Serge Ferrand «Papa, à quoi sers-tu?» Éditions Option Santé © 2003)
par François Brooks
